CHAPITRE VI

Cette fois, ils emmenèrent Yves. L’enfant aurait admis de bonne grâce un refus de Hugh, mais, outre qu’il se serait affolé en les attendant, il était le seul à pouvoir identifier le prétendant de sa soeur. De surcroît, en tant que représentant et chef de sa lignée, il avait le droit d’assister à l’enquête.

— C’est le chemin de l’essart de Thurstan, observa-t-il quand ils eurent quitté la grand-route pour franchir le pont de la Corve. On continue tout droit ?

— Oui, un certain temps. Nous aurons largement dépassé l’endroit que toi et moi préférons éviter, précisa Cadfael, devinant son trouble. Rien à craindre, là-bas : ni l’eau, ni la terre, ni l’air ne participent aux crimes de l’homme... Qu’elle soit morte, tu peux en ressentir du chagrin, mais ne te tourmente pas pour elle : elle est au ciel, maintenant.

— De nous tous, c’était elle la meilleure, et de loin. Vous ne pouvez pas savoir ! Jamais en colère, toujours patiente, gentille, et puis tellement courageuse... Elle était beaucoup plus jolie qu’Ermina.

Doté d’une éducation, d’une intelligence et d’une maturité supérieures à ses treize ans, il avait côtoyé soeur Hilaria plusieurs jours durant, l’avait observée, et avait été sensible à sa douceur, à son charme. S’il avait éprouvé pour la première fois des sentiments d’adulte, ceux-ci n’avaient rien que de pur et d’innocent. Yves avait un coeur limpide mais ces deux derniers jours l’avaient mûri. L’enfance s’éloignait à grands pas.

Lorsqu’ils atteignirent le ruisseau gelé, il ne détourna pas les yeux mais il garda le silence jusqu’au second ruisseau. Ils obliquèrent vers la droite et pénétrèrent dans des bois. Cette région inconnue ravivant son intérêt envers le monde extérieur, le regard d’Yves s’anima. Le bref soleil d’hiver, sous lequel se formaient des stalactites, au bout des branches et des auvents, s’estompait au terme d’une journée encore lumineuse. Le vent ne s’était pas levé. Sur le sol, des marbrures noires, blanches et vert sombre s’entrelaçaient en un labyrinthe insondable.

Ils traversèrent la Hopton, toujours prisonnière des gelées, à un demi-mile en aval du chemin de Godstoke.

— Nous étions tout près d’Ermina ce jour-là, chuchota Yves, et nous ne le savions pas.

— Encore un mile, environ, et nous arrivons.

— J’espère qu’elle est là !

— Nous l’espérons tous, répondit Hugh.

Le domaine de Ledwyche s’étendait au-delà des bois, derrière un coteau. Une pente douce descendait vers le ruisseau de Ledwyche, où se jetaient quelques cours d’eau avant de rejoindre la Teme, à quelques miles vers le sud. La vallée s’adossait à une crête : on discernait au loin la masse sinistre de Titterstone Clee, dont le sommet disparaissait sous une couche de nuages. De tous côtés, la vallée était à l’abri des bourrasques. Autour du domaine, on avait abattu la plupart des arbres, sauf ceux qui faisaient office de coupe-vent aux endroits où le bétail et les récoltes étaient le plus exposés. Depuis les hauteurs, les cavaliers aperçurent une enfilade de bâtiments : le manoir lui-même, tout en longueur, entouré d’une closerie et surplombé par un toit pointu ; puis la courbe de la palissade, contiguë à la grange, à l’étable et aux communs. Domaine considérable, proie idéale pour les rapaces qui sévissaient en cette période d’anarchie, encore que le nombre de ses défenseurs eût de quoi dissuader les maraudeurs.

Tout indiquait que le maître des lieux se sentait menacé : à mesure qu’ils s’approchaient, les cavaliers constatèrent que sur le pont de bois qui enjambait le ruisseau, derrière la propriété, des hommes se hâtaient d’édifier une barrière de rondins. De même, au-dessus des planches noirâtres de la palissade d’origine, en particulier vers l’est, se détachait le bois clair de planches plus récentes. Le domaine se hérissait de remparts.

— Ils sont sans doute ici, remarqua Hugh. Dans ce manoir habite un homme qui a reçu un avertissement et ne tient pas à se laisser surprendre une seconde fois.

L’espoir au coeur, ils franchirent le portail, qui restait ouvert ; ici, à l’ouest, la palissade ne s’élevait encore qu’à hauteur de la poitrine. Dès leur entrée, un archer s’interposa dans l’embrasure du portail et banda son arc. Bien qu’il n’y eût pas encore engagé de flèche, son épaule arborait un carquois.

D’un oeil perspicace, il considéra les hommes d’armes et, sur-le-champ, il se départit de son expression méfiante : avant même que Beringar se fût nommé, il lui sourit.

— Bienvenue, messire. Le shérif délégué ne pouvait arriver à un meilleur moment. Si notre maître avait su que vous étiez dans le voisinage, il vous aurait envoyé quérir. Car il n’aurait guère pu venir en personne... Entrez, messire, entrez, le petit que voici va prévenir l’intendant.

Un jeune garçon se précipita vers le logis principal, à l’autre extrémité de la cour. Le temps qu’ils atteignent l’escalier de pierre qui menait à la porte, l’intendant accourait déjà à leur rencontre : un vieil homme corpulent dont le crâne chauve contrastait avec une barbe roussâtre.

— Je désire voir Evrard Boterel, annonça Hugh en sautant à bas de son cheval, les talons maculés de neige. Il est chez lui ?

— Oui, messire, mais il est encore souffrant. Il a eu une forte fièvre et il se remet peu à peu. Je vais vous conduire auprès de lui.

Cahin-caha, il gravit l’escalier, suivi de près par Beringar, Cadfael et Yves. Dans la grand-salle, où ne s’attardait presque personne en cette fin de journée, c’est à peine si une torche trouait l’épaisseur des ténèbres. Dans l’âtre central, des braises mourantes dispensaient chichement un peu de chaleur. Les serviteurs travaillaient tous à l’édification des barrières. Derrière les tentures, une matrone entre deux âges agita son trousseau de clés le long d’un corridor ; deux soubrettes chuchotèrent sur le seuil de la cuisine, l’oeil aux aguets.

Avec un geste plein d’emphase, l’intendant les fit pénétrer dans une pièce exiguë, au fond de la grand-salle, où un homme était allongé sur une chaise de repos garnie de coussins. Un pichet de vin était posé sur une table à portée de sa main ; près du pichet, fumait une lampe à huile. Une petite croisée sans volet laissait filtrer une lumière incertaine. La flamme jaune de la lampe projetait des ombres fantomatiques parmi lesquelles les visiteurs distinguèrent à contre-jour un visage qui se tournait vers eux.

— Messire, voici le shérif délégué, qui loge à Ludlow, ainsi que deux de ses amis.

Baissant la voix, l’intendant adoptait les intonations rassurantes que l’on destine aux agonisants ou aux très jeunes enfants.

— Messire Hugh Beringar est venu vous voir, reprit-il. Nous aurons de l’aide en cas de besoin. Ne vous tourmentez plus.

Au prix d’un léger tremblement, une main puissante déplaça la lampe, de façon que le châtelain et ses hôtes puissent s’observer mutuellement. Une voix grave résonna, brisée par un souffle court :

— Messire, je vous accueille de grand coeur. Dieu sait que nous avons besoin de vous en ce moment... Qu’on m’apporte de la lumière et des rafraîchissements, ordonna-t-il à l’intendant.

Il se pencha en avant, ce qui parut lui coûter un effort :

— Vous me trouvez en plein désarroi et je vous prie de m’excuser. On me dit que j’ai eu la fièvre pendant plusieurs jours. Je vais mieux à présent mais je me sens encore faible.

— C’est ce que je vois, répondit Hugh, et j’en suis navré. J’ai mobilisé un détachement au sud de la région, pour une autre affaire, je dois vous le dire, mais le hasard m’a conduit à votre domaine de Callowleas. Après ce qu’ils vous ont fait, messire, je me réjouis que vous ayez pu leur échapper, avec sans doute quelques-uns de vos serviteurs. Je me suis juré de détruire ces vautours qui se sont abattus sur vous... A ce propos, j’ai cru noter que vous aviez renforcé vos défenses.

— En effet, nous essayons de parer au mieux.

Une femme apporta des bougies, qu’elle disposa dans des candélabres, le long des murs, puis elle s’éclipsa. L’irruption de la lumière rapprocha soudain le châtelain de ses hôtes, dont les yeux s’élargirent. Yves, jusque-là immobile, tel un jeune seigneur prêt à affronter son ennemi, s’agrippa à la manche de Cadfael. Très vite, il relâcha son étreinte, perplexe.

L’homme qui reposait sur la chaise longue ne paraissait pas plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Quand il s’était soulevé pour leur faire face, les coussins avaient glissé dans son dos. Les bougies éclairaient un visage livide aux joues amaigries ; enfoncés dans des orbites creuses, de grands yeux noirs brillaient d’un éclat fébrile. Ses cheveux blonds étaient ébouriffés d’un côté, là où la tête s’était appuyée sur les coussins. Cependant, Evrard Boterel était incontestablement beau ; on devinait un homme de haute taille, bien découplé. Il était habillé et chaussé de bottes. Il avait dû commettre l’imprudence de passer la journée dehors, au milieu de ses hommes, car ses bottes portaient des traces de neige fondue. Levant les sourcils, il scruta ses trois visiteurs. Lorsqu’il avisa le jeune garçon, il marqua une hésitation, hocha la tête, le regarda encore et parut s’abîmer dans ses réflexions.

— Connaissez-vous cet enfant ? demanda Hugh à mi-voix. C’est Yves Hugonin, qui vient ici à la recherche de sa soeur. Si vous pouviez nous aider, nous vous en saurions gré, lui et moi. Je pense que vous n’étiez pas seul quand vous avez fui Callowleas puisque nous avons trouvé ceci, accroché à une branche du chemin forestier.

Il lui montra, à plat sur la paume de sa main, la mince résille d’or qui se déploya sous leurs yeux.

— Avez-vous déjà vu ce bijou ?

— Oh, oui : que trop ! s’exclama Evrard Boterel en fermant les paupières un instant ! Tu es son frère cadet ? ajouta-t-il à l’adresse du garçon. Pardonne-moi, je n’en étais pas sûr. Je ne t’ai aperçu qu’une seule fois depuis toutes ces années, je crois. Oui, ce bijou est bien à elle.

— Vous l’avez amenée à Ledwyche, dit Hugh, saine et sauve après ce massacre.

C’était moins une question qu’une affirmation.

— Oui... saine et sauve. Oui, je l’ai emmenée ici.

La sueur mouillait son front, mais ses yeux soutenaient le regard de Hugh.

— Nous les recherchons, elle et ses compagnons, expliqua le shérif, depuis que le sous-prieur de Worcester s’est rendu à Shrewsbury pour interroger les moines. Si elle est ici, voulez-vous la faire appeler ?

— Elle n’est pas ici, rétorqua Boterel, accablé. J’ignore où elle s’est enfuie. Depuis lors, mes hommes et moi avons tout tenté pour retrouver sa trace.

De ses larges mains, il s’appuya aux accoudoirs de sa chaise de repos et se hissa sur ses jambes vacillantes.

— Je vais vous raconter, dit-il.

 

Tandis que sa silhouette décharnée arpentait la pièce à grands pas, bouillonnant d’une énergie inemployée mais affaiblie par la maladie, ils écoutèrent son récit.

— J’étais souvent invité dans la demeure de son père et l’on m’y recevait avec tous les égards. Son jeune frère sait que je ne mens pas. Elle a grandi en âge et en beauté... Je l’aimais. Oui, vraiment, je l’aimais de toute mon âme... Après la mort de ses parents, je suis allé la voir trois fois à Worcester et je me suis comporté selon les règles de la plus stricte bienséance. On m’admettait dans ce couvent ; je n’ai jamais entretenu d’intentions douteuses. Je comptais demander sa main le plus tôt possible. En effet, son tuteur légal n’est autre que son oncle et malheureusement il guerroie en Terre sainte. Nous ne pouvions donc qu’attendre son retour. Quand j’ai appris le sac de Worcester, je n’ai plus eu qu’une pensée : Ermina. Je n’ai reçu de ses nouvelles que lorsqu’elle m’a expédié un message de Cleeton...

— Quel jour était-ce ? l’interrompit abruptement le shérif.

— Le deuxième de ce mois. « Venez cette nuit, disait-elle, et emmenez-moi. Je vous attends ici. » Pas un mot sur d’éventuels compagnons de route. Sans demander davantage, je lui ai obéi : j’ai fait seller deux chevaux et je l’ai conduite à Callowleas. Elle m’a pris au dépourvu, reconnut Boterel, redressant la tête avec une expression de défi... Mais, par-dessus tout, je voulais l’épouser et elle le souhaitait autant que moi. J’ai respecté son honneur. Avec son assentiment, j’ai envoyé quérir un prêtre pour qu’il nous marie. Or, le soir même, avant l’arrivée du prêtre, nous avons subi cette attaque...

— J’ai vu le champ de ruines qu’ils ont laissé derrière eux, dit Hugh. D’où venaient-ils ? Combien étaient-ils ?

— Trop nombreux pour nous ! Ils ont envahi la cour et la maison avant que nous ne comprenions ce qui se passait. Je ne saurais dire s’ils ont contourné le flanc de la colline ou s’ils ont surgi de la crête, car ils se sont regroupés en demi-cercle autour de notre palissade en nous harcelant par le sommet et vers l’est. Sans doute étais-je trop absorbé par l’imminence de ce mariage pour surveiller les environs comme je l’aurais dû, mais comment prévoir l’imprévisible ? Dans la région, je n’avais jamais entendu parler de brigands de cette espèce... Ils sont tombés sur nous comme la foudre. Combien étaient-ils au juste ? Je l’ignore : une bonne trentaine, tous armés. Nous étions deux fois moins nombreux et rien n’était prêt : nous venions de souper et nous avions sommeil. Nous avons résisté le mieux possible. Néanmoins, j’ai reçu plusieurs blessures...

Cadfael avait déjà remarqué sa façon de se tenir : le bras et l’épaule gauches recroquevillés. On avait dû viser le coeur.

— Il fallait sauver Ermina, reprit-il. Rien n’aurait servi de continuer la lutte. Je l’ai emmenée à cheval sur le chemin forestier. Ils ne nous ont pas poursuivis. Trop occupés à se livrer aux joies du pillage, précisa-t-il avec une grimace. Enfin, nous sommes arrivés à bon port.

— Et ensuite ? Comment se fait-il que vous l’ayez perdue à nouveau ?

— Adressez-moi tous les reproches que vous voudrez, vous ne sauriez vous montrer assez dur, soupira Evrard. J’ai honte de regarder cet enfant en face et de lui avouer que j’ai laissé sa soeur disparaître. Il est vrai que j’avais perdu trop de sang dans la bataille et que je me suis écroulé sur mon lit, incapable du moindre mouvement, mais ce n’est pas une excuse. Mon chirurgien dira ce qu’il voudra en ma faveur, je n’ai pas l’intention de prononcer un plaidoyer. En tout cas, dès le lendemain, cette blessure que j’ai à l’épaule s’est aggravée et la fièvre est apparue. Le soir, quand j’ai repris conscience un instant, j’ai réclamé Ermina. On m’a répondu qu’elle s’était affolée en songeant à son frère, qu’elle avait abandonné dans une ferme. Maintenant que des coupeurs de gorge rôdaient en liberté dans les parages, elle n’avait de cesse qu’elle n’ait installé cet enfant en lieu sûr. Elle avait donc sellé un cheval au milieu de la journée, en laissant un mot pour indiquer qu’elle retournait à Cleeton dans l’espoir d’avoir des nouvelles et elle n’est jamais revenue.

— Et vous ne l’avez pas accompagnée ! hurla Yves, tremblant de rage à côté de Cadfael. Vous l’avez laissée partir seule et vous êtes resté ici, à soigner vos égratignures !

— Ni l’un ni l’autre, répondit tristement Boterel. Je ne l’ai pas laissée partir, pour la bonne raison que j’ignorais son départ. Quand je l’ai appris – mes serviteurs vous le confirmeront –, j’ai bondi hors de mon lit et je me suis lancé sur ses traces... Était-ce le froid de la nuit, le frottement de mes habits sur la blessure ou la fatigue de cette chevauchée ? Bref, j’ose à peine l’avouer, mais je me suis évanoui en selle. Mes hommes m’ont transporté ici. Je n’ai jamais atteint Cleeton.

— Cela valait mieux pour vous, remarqua Hugh d’un ton sec. La ferme où elle se rendait a été mise à sac cette nuit-là et ses habitants ont été forcés de fuir.

— On me l’a raconté depuis lors. Pourtant, n’allez pas vous figurer que j’aie pu en rester là et renoncer à la chercher. Ermina ne se trouvait pas dans cette ferme au moment de l’incendie. Si vous avez interrogé le fermier, vous le savez aussi bien que moi. Elle n’est pas allée là-bas. Mes hommes ont mené leur enquête durant ces interminables journées où j’étais cloué au lit, grelottant dans le délire de la fièvre et me rongeant les sangs. Maintenant que je suis de nouveau sur pied, je vais continuer à explorer les environs. Jusqu’à ce que je réussisse !

Sur cette affirmation véhémente, il eut un rictus qui dévoila ses solides dents blanches.

Les visiteurs n’avaient plus de renseignements à recueillir dans ce lieu. Boterel n’était guère à blâmer, semblait-il. Par son inconséquence, la jeune fille avait enclenché un mécanisme désastreux : d’abord en s’enfuyant de la ferme avec son prétendant, puis en revenant sur ses pas pour s’efforcer de réparer ses torts.

— Si vous avez de ses nouvelles, dit Hugh, envoyez-moi un message à Bromfield, où j’habite ces jours-ci, ou bien à Ludlow, où j’ai cantonné mes hommes.

— Je n’y manquerai pas, messire.

Evrard Boterel s’affala sur son siège, parmi ses coussins en désordre, et tressaillit de douleur. Avec précaution, il déplaça son épaule.

— Avant de partir, proposa frère Cadfael, pourrais-je vous aider à refaire ce bandage ? Comme je devine qu’il vous irrite, j’en déduis que vous avez une plaie à vif qui doit coller au tissu ; dans ces conditions, elle risque de s’envenimer. Avez-vous un médecin ici ?

Le jeune homme haussa les sourcils, touché par cette sollicitude.

— Mon chirurgien ou ma sangsue, comme je l’appelle. Il n’est ni l’un ni l’autre, mais il a une certaine compétence, due à une longue pratique. Je pense qu’il m’a bien soigné. Auriez-vous donc des lumières dans ce domaine, mon frère ?

— Tout comme votre homme, je récolte les fruits d’une longue expérience. J’ai souvent guéri des plaies qui se présentaient mal. Qu’a-t-il choisi comme remède ? demanda Cadfael, toujours intéressé par les prescriptions d’un concurrent.

Sur une étagère, trônaient des coupons de tissu, ainsi qu’un récipient d’argile. Il souleva le couvercle et huma un onguent verdâtre :

— De la centaurée, je crois, et de l’ortie blanche tous deux excellents. Il connaît les herbes qu’il faut... Vous ne pouviez trouver meilleur médecin. Cependant, puisqu’il n’est pas là et que vous souffrez, puis-je essayer... ?

Docilement, Evrard Boterel se rencogna contre son dossier tandis que Cadfael dénouait les lacets de sa cotte et tirait doucement l’épaule gauche hors de la large manche. Il la dégagea ensuite de la chemise, libéra le bras.

— Vous êtes sorti aujourd’hui et vous vous êtes agité : ce bandage a roulé, il s’est chiffonné et durci en séchant. Rien d’étonnant s’il vous fait mal. Vous devriez rester allongé un ou deux jours et laisser tout cela en repos.

Il avait pris sa voix de médecin, impersonnelle, assurée, voire un tantinet sévère. Son patient, qui écoutait sans protester, l’autorisa à enlever le pansement qui lui enveloppait l’épaule et le bras. Les dernières bandes de tissu étaient maculées par une estafilade qui s’ouvrait au-dessus du coeur et aboutissait à l’aisselle ; une traînée de sang débordait des deux côtés et se terminait par un liquide blanchâtre qui s’était desséché. Cadfael acheva de dérouler le pansement avec une délicatesse accrue, protégeant la chair à chaque nouveau tour de l’étoffe. Le pansement émit un craquement lorsqu’il se détacha de la plaie.

L’estocade aurait pu le tuer mais elle avait dévié : la lame avait glissé jusqu’au bras. La blessure n’était ni profonde ni dangereuse, même si elle avait saigné abondamment, d’autant plus que Boterel avait aussitôt enfourché son cheval, causant ainsi une hémorragie qui l’avait affaibli. En raison de ses efforts, aggravés par la poussière ambiante, la plaie s’était infectée. Au centre, la chair était pâle, molle, malsaine. Cadfael la nettoya à l’aide d’un morceau de tissu et lui appliqua un nouvel emplâtre à base de plantes. Durant l’opération, les yeux battus de fièvre l’observèrent sans ciller.

— Vous n’avez pas d’autres blessures ? demanda Cadfael tout en enroulant l’emplâtre dans un bandage. Bon. Gardez ceci un jour ou deux et reposez-vous. Cessez de vous inquiéter au sujet de cette jeune fille, nous nous en occupons, nous aussi. Si le soleil le permet, sortez prendre l’air en milieu de journée, mais méfiez vous du froid et soyez patient : il faut du temps pour guérir. Maintenant, enfilons votre manche, voilà... Il serait sage d’ôter ces bottes, de passer une robe de chambre et de voir les choses avec un peu plus de sérénité.

Médusé, le jeune homme ne le quitta pas des yeux tandis qu’il se retirait. Il ne recouvra l’usage de la parole que pour remercier ses visiteurs à l’instant où ils prenaient congé.

— Vous avez des mains d’or, mon frère ! lui cria-t-il. Je me sens beaucoup mieux. Le Seigneur soit avec vous !

Quand ils remontèrent à cheval, dans le jour déclinant, Yves gardait le silence. Lui qui était venu en justicier, voilà qu’il éprouvait malgré lui de la compassion envers cet homme. Jusqu’aux horreurs de Worcester, on ne l’avait pas accoutumé à la souffrance ni à la maladie. Il avait connu une existence d’enfant gâté. Par affection envers sa soeur il découvrait tout à coup la peur mais ne voulait pas être un objet de compassion.

— Boterel a dit vrai, observa Cadfael pendant qu’ils se dirigeaient vers les bois. C’était un coup d’épée destiné au coeur : une blessure qui s’est rouverte plus tard. Il a eu de la fièvre et des caillots se sont formés. Tout ce qu’il affirme est exact.

— Mais nous ne sommes pas près de retrouver la jeune fille, soupira Hugh.

Les nuages du soir s’assemblaient, le ciel se faisait bas sous une bourrasque de mauvais augure. Ils accélérèrent l’allure, de façon à regagner Bromfield avant les premiers flocons.

La vierge dans la glace
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